Les secrets des noms de rues bilingues
Les plaques bilingues des rues portent parfois des noms français et alsaciens très éloignés.
Les raisons, historiques, de ces différences sont expliquées sur un site internet.
Un matin, le Mulhousien François Guemguem s’est rendu compte que la rue où il habite, l’avenue Kennedy, porte un deuxième nom qui n’a rien à voir avec un président américain assassiné : Uf’m Grawà, « le fossé ». Il s’est naturellement demandé la raison de cette différence, avant de découvrir qu’il habite sur l’emplacement des anciens remparts de la ville, protégés par des fossés. Mulhouse compte actuellement 57 places et rues dotées à la fois de plaques en français et de plaques en alsacien. Les dernières ont été mises en place tout récemment, rue de la Fonderie, Giesseriestross. Mais il y a de quoi faire : la ville compte 900 artères différentes. De l’intérêt de François Guemguem pour ces plaques et les histoires qu’elles racontent est né un site internet (adresse ci-dessous) fourmillant d’anecdotes. Où l’on apprend notamment que la rue Bonbonnière ne doit pas son nom à des marchands de sucreries mais à d’autres douceurs : « Le nom alsacien est Siàss Winkel, qui veut dire « coin sucré »: c’est un euphémisme qui vient d’une ancienne maison close située à l’angle de la rue de l’Arsenal et de l’actuelle rue Bonbonnière », raconte Patrick Hell, membre du conseil de quartier Briand-Franklin, qui participe également à la rédaction des textes du site internet.
“ Les rues du Moyen Âge n’avaient pas vraiment de noms”
La maison en question a aujourd’hui une façade rouge vif. Voilà comment un « coin sucré » devient une rue au nom difficilement compréhensible. « Dans l’espace rhénan, les rues du Moyen Âge n’avaient pas vraiment de noms, poursuit Patrick Hell. En revanche, on fonctionnait par lieux-dits en donnant des noms aux maisons, en fonction de leurs propriétaires ou des corporations qui s’y réunissaient ». Certains noms de maison sont encore visibles, comme « zum Kolben » dans la rue des Boulangers. Au XIXe siècle, après la réunion de Mulhouse à la France, on commence à donner des noms aux rues, en traduisant souvent littéralement et approximativement des appellations alors en usage : une porte de la ville nommée d’après la famille Spiegel devient la porte du Miroir, et celle dédiée à la famille Jung la porte Jeune, même si elle n’est pas moins vieille que les autres. Les noms des rues changent, c’est aussi ce qui intéresse François Guemguem et Patrick Hell : l’hôtel mulhousien Zum Wildemann donnera ce nom à la grande artère commerçante, la rue du Sauvage ; cette dernière est aussi devenue un temps Adolph-Hitler-Strasse, de même que l’avenue Kennedy fut dédiée au maréchal Pétain.
“ Inciter les Mulhousiens à s’intéresser à leur ville”
En 1991, Mulhouse a été la première ville dans la région à donner des noms dialectaux à ses rues, au rythme de trois ou quatre par an, sous l’impulsion de l’adjointe Évelyne Schmitt-Troxler. Avec le site, François Guemguem et Patrick Hell espèrent stimuler cette démarche et « inciter les Mulhousiens à s’intéresser à leur ville d’une manière différente ». Les noms ont été traduits et adaptés de différentes façons, en fonction de l’histoire propre de chaque lieu : la place de Tonneliers s’appelle Fassbinderplatz, mais sa voisine la rue des Tondeurs a été autrefois « le pré aux grenouilles », Frescheweid. Le site espère s’enrichir de vielles cartes postales et photos, ainsi que d’images insolites de la ville, mais « sans se disperser ». Ses créateurs veulent « sensibiliser les gens à l’importance du bilinguisme. Il y a trois langues en contact : le français, le dialecte et l’allemand. Les plaques bilingues ne se limitent pas au centre historique, ça ne doit pas avoir un aspect folklorique, les conseils de quartier s’y mettent. D’ailleurs, la rue de la Fonderie est une rue toute neuve qui a déjà ses plaques ».
Du coton à la réglisse Des plaques bilingues commencent à fleurir hors du centre ville. Par exemple dans le secteur de la Cité, au Parc de la Cotonnière, création récente qui jouxte la Cité manifeste et dont le nom évoque déjà l’histoire industrielle du quartier. La traduction alsacienne qui a été ajoutée en 2005 s’y rattache aussi, mais d’une manière détournée : Baradrackgàrta, le jardin de la réglisse. Quel rapport entre la réglisse et la cotonnière ? Patrick Hell explique, dans le dernier numéro du P’tit journal du quartier Briand-Franklin (gratuit), que la cotonnière en question était dirigée par un patron du nom de Schwartz-Koechlin, qui servait à ses ouvriers une boisson à la réglisse très en vogue parmi les industriels, car il s’agissait d’un stimulant. Les Mulhousiens surnommaient apparemment l’usine « s’Baradracks », à cause de ces ouvriers dopés à la réglisse…
Patrick Hell et François Guemguem place des Tonneliers. Leur site internet explique pourquoi la rue voisine, celle des Tondeurs, s’appelle aussi « le pré aux grenouilles » ou « Fresche Weid ». (Photo « L’ALSACE » – Jean Paul Domb) L’Alsace Mulhouse Thibaut Lemoine