Le mot de Marie-Claire Vitoux
La toponymie, un patrimoine auxiliaire de l’histoire
Les historiens sont des enquêteurs (le mot « Histoire » en grec ancien veut dire « enquête »), des policiers en quête des traces du passé, d’indices pour retracer ce qui s’est passé. Pour un enquêteur, tout est bon, du mégot de cigarette aux listings téléphoniques, du rouge à lèvres sur un verre à l’empreinte d’une semelle dans la terre. Pour l’historien aussi, tout les mots font sens, ceux des archives écrites comme ceux prononcés par les témoins et les acteurs quand il s’agit d’histoire immédiate : tous les mots… et donc les toponymes.
Qu’on en juge par quelques exemples.
Plus rien ne subsiste à Mulhouse de l’ancienne léproserie et de sa chapelle : rien…sauf le toponyme de la rue des Bonnes gens, puisque ainsi étaient dénommés les lépreux : en leur faisant aumône, le fidèle gagnait son salut et devait donc beaucoup à « ces gens-là ».
La rue bonbonnière quant à elle rappelle l’existence des maisons closes dans le Mulhouse médiéval, maisons de tolérance qui ne le furent plus, dit-on, lors du passage à la Réforme.
Ces deux exemples nous montrent qu’au-delà de l’histoire des lieux, c’est une histoire culturelle qui est possible. Les lépreux sont des exclus comme le révèle la localisation hors les murs de leur lieu d’habitation ; les prostituées sont des marginales parquées dans une rue et une seule. Et pourtant, les relations entre eux et la société ambiante sont profondément ambivalentes : leur exclusion entraîne la désignation de la place où ils sont assignés et donc permet de mesurer la réalité de leur inclusion aux marges de la société urbaine.
Par ailleurs, et surtout, la toponymie médiévale, parce qu’elle est une décision ou le produit d’une habitude collective, permet de saisir la culture populaire qui souvent ne laisse aucune trace écrite directe : la foi chrétienne vécue implique un système de dons aux lépreux et de contre-dons des lépreux (le salut). La prostitution condamnée par les élites municipales réformées reste populaire en traversant le temps et les condamnations.
Dans le même ordre d’idées, rappeler par des plaques bilingues les noms dialectaux des rues, c’est faire ressurgir cette culture populaire urbaine tout en l’insérant dans l’histoire, la grande histoire. Car, l’histoire politique particulière de l’Alsace confère un autre intérêt encore à l’étude de la toponymie : les deux périodes de germanisation des toponymes en disent long sur l’entreprise de mise au pas de la province par les deux derniers Reich allemands, mais aussi sur les différences entre les deux régimes : le premier germanise, le second nazifie…
Ainsi, comme la sigillographie, l’héraldique ou la paléographie, l’étude de la toponymie est une science auxiliaire de l’Histoire…auxiliaire mais pas ancillaire !
Présidente du Conseil consultatif du patrimoine mulhousien – 2008